Formation
 

6 octobre 2005

Roselyne DUPONT-ROC
enseignante à l’Institut Catholique de Paris

interrogée par Evelyne HOLZAPFEL

Marie-Odile BARBIER-BOUVET : Nous avons le plaisir ce soir, d’accueillir Roselyne Dupont-Roc, pour cette troisième séance des « mots de la foi ». C’était après la collecte des expressions, avec lesquelles les membres de la communauté tentaient de dire leur foi, que nous avions rassemblé ces mots sous quelques grands thèmes. Lors de la première séance, nous étions partis sur « la foi donne sens à ma vie » et a contrario,«qu’est-ce que le sens de la vie ? » avec Jesùs ASURMENDI interrogeant le livre de Qohelet. La deuxième séance nous avions accueilli Sœur Caroline RUNACHER qui nous avait parlé, à partir de l’Evangile de Marc, de l’amour et de son expression dans la vie quotidienne, et ce soir, Roselyne Dupont-Roc va nous parler de Jésus, à partir des textes très forts de Paul dont elle nous avait conseillé la lecture. La soirée est animée par Evelyne HOLZAPFEL qui a fait partie de notre petit groupe de mise en place de ces séances.

Evelyne HOLZAPFEL Je vous présente Roselyne Dupont-Roc, mais beaucoup la connaissent déjà. Elle est enseignante à l’Institut Catholique de Paris comme bibliste, elle enseigne le grec biblique et l’exégèse de Paul. Elle intervient également au C.I.F. et C.E.T.A.D. pour des formations.
Lors de la récolte des « mots de la foi », nous avions été surpris de voir des tas de belles choses, des notions très fortes, mais où apparaissaient très peu Jésus, Christ, résurrection, croix, qui sont le centre de l’expression de la foi chrétienne. Bien entendu, quand on a des expressions comme celles qui ont été recueillies : liberté, amour, le prochain, tout cela est sous-tendu par le lien que l’on peut avoir au Christ, mais comme s’il y avait une certaine difficulté à dire ce qui touchait au plus près Jésus ou le Christ. L’une des participantes avait même suggéré que l’on appelle cette séance « Jésus l’intrus » comme s’il était de trop, j’exagère bien sûr, ne soyez pas choqués, mais nous avons été un peu provoqués par cette difficulté à dire Jésus. C’est pour cela que nous nous sommes tournés du côté de l’apôtre Paul qui lui, a été saisi et interrogé au cœur de son existence par le Christ et, pour nous tourner vers Paul, nous nous tournons vers Roselyne, qui va nous faire parcourir cette découverte et ce chemin de Damas de Paul.

Roselyne DUPONT-ROC : J’ai été très touchée que vous m’invitiez ce soir, et même très honorée, d’autant plus cela me passionne de parler des lettres de Paul et de sa façon de dire Jésus-Christ. Dans ces mots de la foi et ces expressions que vous avez rassemblés, la première chose qui m’a frappée, c’est « la confiance ». Je sais bien que ce sujet est remis à Robert SCHOLTUS dans trois semaines, mais tout de même, le mot : foi (confiance, fidélité, crédit) est un maître mot chez Paul : la confiance qu’on fait à Dieu, et même le crédit que Dieu nous fait, cela restera à l’arrière-plan de ce que je vais essayer de dire. Ensuite il y a « Jésus, l’intrus » une expression qui a tout de suite fait «tilt » pour moi, parce qu’on a l’impression que Jésus a fait intrusion dans la vie de Paul. Je ne vais pas parler des Actes des Apôtres, mais enfin, l’imaginaire chrétien a toujours retenu la rencontre de Paul avec le Ressuscité sur le chemin de Damas, un événement dont Paul ne parle jamais, mais qui est mis en scène par Luc, sous la forme d’un Paul proprement « renversé» par ce Ressuscité qui vient lui parler. Il lui coupe la route et ensuite réoriente sa vie. Donc, Jésus « l’intrus » ou Jésus qui fait intrusion dans une vie, c’est une bonne clé pour lire Paul.

Evelyne HOLZAPFEL : Est-ce que Paul nous dit qui est Jésus-Christ pour lui ?

Roselyne DUPONT-ROC : Pas directement et cela touche un point délicat pour moi, parce que cela fait vingt ans que je travaille sur Paul, et au moins dix ans que j’enseigne sur Paul. Et ce que je trouve vraiment le plus difficile, et qui reste opaque - je ne vous fais pas un cours magistral, je partage avec vous mes problèmes - ce qui est le plus difficile, c’est de dire, au fond, qui est pour Paul ce Jésus-Christ. Qu’est-ce que Paul dit quand il dit « le Fils de Dieu ». Il est assez significatif, d’ailleurs,de constater que depuis quarante ou cinquante ans plus personne n’a écrit une christologie - c’est-à-dire un dire sur le Christ - de Paul. On n’arrive jamais à trouver chez lui des expressions organisées, systématiques, il attaque toujours du point de vue du salut : « le Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » ! Voilà son expérience : « ce que je vis, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi ». Ce qui compte, c’est l’expérience du salut qu’il fait à travers ce don d’amour du Fils qui s’est livré pour lui.
D’où la difficulté pour moi de saisir au fond ce que Paul entend par ce titre « le Fils de Dieu », qu’est-ce qu’il veut dire, quand il dit « Jésus-Christ ». On va essayer de le comprendre, mais je crois qu’on ne le comprendra jamais si on n’épouse pas le chemin de Paul, la façon dont il l’expérimente et dont il le propose à ses communautés, des communautés qu’il construit et qu’il accompagne.

Evelyne HOLZAPFEL : Alors justement Paul s’appuie sur l’expérience de ce qu’est pour lui Jésus, et à partir de là, de ce qu’il ressent, de ce qu’il découvre de ce que Dieu fait en lui, ce qui le fait être, lui, révélateur du Fils. Mais ce qui serait important pour nous, ce serait d’approcher un peu plus cette expérience de Paul. C’est en fait son identification au Christ, sa proximité - on peut presque parler d’une forme de mystique - qui lui permet de révéler l’immensité du lien d’amour entre le Christ et Dieu.

Roselyne DUPONT-ROC : Vous venez de prononcer quelques mots qui me vont bien, mais il faut les nuancer ; vous avez dit « révélateur ». Paul est un « révélateur », il faut s’entendre sur ce que l’on dit quand on dit ça, mais je suis assez d’accord. L’identification, la mystique, la proximité… je vais essayer de préciser ces mots. D’abord, la façon dont Paul lui-même raconte, ce que Luc appellera « le chemin de Damas » c’est-à-dire au fond, sa vocation. Vous avez peut-être lu le début de la lettre aux Galates : c’est un texte de combat, un texte polémique, où on constate dès la salutation que Paul ne veut dépendre d’aucun homme, et se débat en se présentant
« Paul envoyé non de la part des hommes, ni par un homme ... mais par Dieu et par notre Seigneur Jésus-Christ » (Galates 1,1). Ensuite il rappelle, ce que Luc fait d’ailleurs aussi, la persécution et le zèle avec lequel il a persécuté « la Voie », autrement dit les premiers groupes chrétiens. On voit tout de suite le tempérament passionné de Paul : quand il fait quelque chose il ne le fait pas à moitié, et sa décision de défendre les traditions juives, les traditions de ses pairs, contre ces disciples du « Christ » qui inventent n’importe quoi, manifeste son zèle passionné déjà dans le judaïsme.
Mais ensuite, que s’est-il passé ? continuons à lire Galates 1 aux versets 15 et 16 :
« Mais, lorsque celui qui m'a mis à part depuis le sein de ma mère et m'a appelé par sa grâce a jugé bon de révéler en moi son Fils afin que je l'annonce parmi les païens, aussitôt, loin de recourir à aucun conseil humain, je ne suis pas monté à Jérusalem... »

Ça, c’est de la provocation ! de plus si vous regardez de près le verset 15, vous constaterez que Paul inscrit délibérément sa vocation dans une continuité depuis sa naissance, et même avant : « Dieu qui m’a mis à part depuis le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce » ! il emploie les termes mêmes qui sont devenus caractéristiques des récits de vocation prophétique. Ouvrez Jérémie, chapitre 1, verset 5 : « Dieu qui m’a mis à part ». Ouvrez Isaïe, chapitre 49, verset 1, où le prophète serviteur prend la parole : « Dieu qui m’a appelé depuis le ventre de ma mère » ! Paul s’inscrit fermement dans la grande tradition prophétique juive.
Mais alors, que s’est-il passé ? et à quel moment de sa vie ? Ni Jérémie ni Isaïe n’ont annoncé Jésus-Christ, que je sache. Les chrétiens peuvent relire leurs oracles dans ce sens-là, mais enfin, eux n’ont pas annoncé Jésus-Christ. Au contraire, Paul, qui s’inscrit dans la continuité, présente le moment qui pourrait être un moment de rupture de la façon suivante : «lorsque Celui qui m’a mis à part, a jugé bon » ; il y a bien eu un tournant, un moment « où Dieu a décidé de révéler en moi son Fils, afin que je l’annonce parmi les païens ».
Ici, je m’arrête à nouveau. Pourquoi ? parce qu’on attendrait : « lorsque Dieu a jugé bon de ME révéler son Fils » ; or Paul ne dit pas cela, il dit « lorsque Dieu a jugé bon de révéler EN MOI son Fils afin que je l’annonce aux païens ». Un « en moi » qu’on pourrait aussi traduire un « par moi » ; c’est-à-dire qu’à travers Paul, Dieu vise d’autres, Dieu vise les païens, ces fameux « goyîm » par rapport auxquels les Juifs se définissaient comme le peuple élu. Là, nous pouvons dire que Paul connaît une véritable rupture : il est celui à travers qui Dieu a jugé bon de révéler son Fils aux païens, donc finalement de porter le message du salut et du Christ qui sauve jusqu’aux extrémités de la Terre. Il s’agit d’un message universel ; et cette mise en oeuvre de la portée universelle du message, Paul dit « c’est par moi qu’elle passe ». Je dirais donc volontiers que la vocation de Paul consiste à essayer de se faire « transparent » sur l’Evangile et sur le Christ. Il se fait « révélateur » au sens photographique du terme. Alors, on a envie de parler d’identification, et il a des formules qui vont dans ce sens-là, dans les Galates encore, à la fin du chapitre 2, aux versets 20 et 21 : « Je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Christ qui vit en moi. Car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi. Je ne rends pas inutile la grâce de Dieu; car si, par la loi, on atteint la justice, c'est donc pour rien que Christ est mort. »

« C’est Christ qui vit en moi » il y a vraiment quelque chose de l’ordre de l’identification. On trouverait la même réalité en Philippiens 1, 21: « Pour moi vivre c’est Christ et mourir m’est un gain ». « Vivre c’est Christ », on a parlé de mystique paulinienne, il y a même un livre admirable d’Albert Schweitzer, « La mystique de l’apôtre Paul ». On dit qu’il est un peu dépassé, un peu ringard, moi j’adore, c’est un livre superbe (discutable, mais superbe) ! Mais évidemment, ce n’est pas une mystique fusionnelle du type « moi et le Christ », c’est : à travers moi le Christ passe pour se dire, pour s’annoncer ; je suis un instrument qui est chargé de manifester ce que Dieu nous offre à tous en Christ. Cela fait un lien très personnel, très intime, mais cela fait aussi quelque chose d’extrêmement dynamique, de telle sorte que Paul ne cessera jamais de témoigner, de créer des communautés, car il ne peut pas faire autrement que d’avancer.

Evelyne HOLZAPFEL : Sous quelle forme, sous quelles expressions Paul va-t-il exprimer ce lien qui le lie, ce lien d’amour et de transformation avec le Christ ? D’où viennent ces expressions pour que Paul puisse les énoncer ?

Roselyne DUPONT-ROC : Il y a des expressions très personnelles, celles qu’on vient de dire, et d’autres dans les Philippiens (3,12) : « J’ai été saisi ; certes, je ne peux pas encore saisir, mais je m’élance tendu vers l’avant » : il s’agit d’images de la course. Ceci dit, il faut bien qu’il parle quand même de ce Jésus-Christ et de l’Evangile du Christ ; mais sur ce point il y a pour nous un véritable problème, c’est que nous n’assistons jamais à la naissance d’une communauté.
Si vous lisez les Actes des Apôtres, vous avez l’impression d’assister à l’arrivée de Paul à Antioche de Pisidie ; Luc vous raconte comment ça se passe dans la synagogue selon un schéma très classique. Paul entre dans la synagogue, on lui tend le micro, ou l’équivalent, et après qu’on a lu le seder du jour et puis un texte des prophètes, on lui demande, parce qu’il est savant, de prendre la parole, et voilà qu’il annonce le Christ. C’est une reconstitution très figée, presque une typologie de Luc. Paul, lui, ne nous raconte jamais ce qui s’est passé quand il est arrivé chez les Galates. Il dit qu’il était très malade et que les Galates se sont occupés de lui. De même que s’est-il passé quand il est arrivé à Corinthe ? Que s’est-il passé quand il est arrivé à Thessalonique ? Simplement, il a parlé et il a été accueilli et reçu, et, comme il le dit dans les Galates « l’esprit du Christ s’est emparé des communautés ».
Paul parle surtout de « l ‘esprit du Christ ». J’aimerais bien arriver à vous faire partager cette impression que j’ai, que Paul ne parle jamais du Christ sans parler de l’esprit. C’est l’esprit du Christ qui, au fond, le pousse et qui se communique à ces croyants.

Ensuite, Evelyne nous dit « quelles expressions ? ». On ne sait pas quelles sont les premières expressions qu’il a employées. On en repère dans les lettres qu’il écrit ensuite aux communautés et qui, vous le savez, sont toutes des lettres de circonstance. C’est parce que les choses vont mal que Paul écrit, c’est parce que les Corinthiens se battent et se déchirent entre eux, c’est parce que les Galates veulent se faire circoncire.... Du coup Paul n’écrit jamais un traité de christologie « systématique », on dit parfois que la lettre aux Romains est un traité, moi je n’y crois pas une seconde. On a des lettres de circonstance, à des communautés en situation et il faut relever là-dedans un certain nombre d’expressions. Alors, j’ai relevé une expression que je n’ai trouvée qu’une seule fois, qui est très forte, au détour d’une phrase, Paul est en train proprement « d’engueuler » les Corinthiens, de les secouer violemment et il leur dit : « Vous ne pouvez pas encore être de la vieille pâte, vous êtes du nouveau levain, puisque Christ, notre Pâque, a été sacrifié » (1 Corinthiens 5,7). « Christ notre Pâque », une expression extraordinaire qui prend un peu aux tripes, mais qu’est-ce que ça veut dire « Christ notre Pâque a été sacrifié » ? est-ce à dire que Christ est notre traversée de la mort vers la vie ? A travers le don qu’il fait de sa vie, sa mise à mort et sa résurrection, il est notre propre traversée, de la mort vers la vie ? Paul n’en dit pas beaucoup plus.
Une autre expression qui est plus étayée, plus importante, est celle de la « seigneurie » du Christ. Paul parle toujours du Seigneur Jésus-Christ. On est dans l’empire romain, et dans l’empire romain, le « kurios », le seigneur c’est l’empereur, surtout en orient. Paul est d’abord allé dans l’actuelle Turquie et ensuite en Grèce. Le seigneur c’est l’empereur et lui il balaie tout ça, en proclamant « le Seigneur Jésus-Christ ». Ce qu’il met en valeur, c’est la seigneurie de Jésus-Christ, vous connaissez tous l’hymne de Philippiens 2, 6 : « lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom ».
Et le nom pour un Juif, c’est le nom de Dieu qu’on ne prononce pas. Christ est Seigneur (en grec cela se dit "kurios" ) et il a reçu le nom imprononçable… Au fond Dieu lui-même a conféré au Christ son propre nom, que l’homme ne peut pas prononcer. Telle est l’extraordinaire vision de Paul : Christ est le Seigneur, l’élevé dans la gloire. Mais, il l’est à partir d’un abaissement et, d’une humiliation consentie, pas volontaire, mais consentie ; il s’est dépouillé, c’est ce qu’on appellera ensuite la « kenose », une façon de se vider et de s’abandonner lui-même entre les mains de Dieu. Et à l’arrière-plan de cet hymne qui a fait coulé des tonnes d’encre , vous percevez bien qu’il y a la figure du serviteur : le prophète serviteur qui parle d’abord à la première personne dans les chapitres 42 à 50 d’Isaïe, puis qui se tait, et dont Dieu dit qu’il sera glorifié et exalté, au moment même où le peuple le contemple écrasé et mort. Et il y a aussi la figure d’Adam, de l’Adam qui a voulu saisir comme une proie l’égalité avec Dieu ; Paul voit en Christ le nouvel Adam : « lui qui n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu ». Du coup on a, à la fois cette image d’une seigneurie qui l’égale à Dieu et, déjà peut-être l’idée que Christ est l’Homme, avec un grand H, Adam, l’homme véritable, tel que Dieu l’a voulu et aimé.

Evelyne HOLZAPFEL : Peut-on encore préciser l’expérience personnelle de Paul, et la façon dont il se confronte avec le Christ, et le Christ ressuscité, parce que c’est surtout ce point qui apparaît avec force dans ses écrits.

Roselyne DUPONT-ROC : Oui, c’est vrai, il faut toujours passer par l’expérience de Paul. On essaie toujours d’échapper à son expérience, et de dire des choses un peu plus théoriques ou théologiques. Dans la lettre aux Philippiens, l’expérience est présente et elle est forte, car Paul après avoir cité l’hymne montre qu’il a lui aussi passé par le même chemin que Jésus, qu’il vit l’expérience de "kenose" de Jésus, et il va inviter la communauté aussi à passer par là. Regardez le chapitre 3, où Paul rappelle sa propre histoire, le bouleversement qu’il y a eu dans sa vie, à cause de l’intrusion du Christ. Paul est un amoureux du paradoxe, et chaque fois qu’il peut allier des mots les plus opposés, il le fait, chaque fois qu’il peut frapper fort, il le fait : « Je considère que toutes ces choses qui étaient pour moi des gains… » (le fait d’être Hébreux, Juif, « de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils d'Hébreux, pour la loi, Pharisien », tous ces avantages acquis ou reçus), « … je les ai considérés comme une perte à cause du Christ. » Et il poursuit : « Oui, je considère que tout est perte, en regard de ce bien suprême qu’est la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur. A cause de lui, j’ai tout perdu, et je considère tout cela comme ordures, afin de gagner le Christ… », « comme ordures », le mot est violent, mais je poursuis : « … il s’agit de le connaître, Lui, et la puissance de sa résurrection, la communion à ses souffrances, de devenir semblable à Lui dans sa mort » (3,10). Je m’arrête sur cette expression « le connaître, Lui, et la puissance de sa résurrection, la communion à ses souffrances, et de devenir conforme à Lui dans sa mort », et je constate que Paul ne commence pas par les souffrances et par la mort. Il a n’a rien d’un croyant « maso » ou morbide, qui chercherait à beaucoup souffrir pour s’identifier au Christ.
Au contraire, il commence par la résurrection : « Le connaître, Lui, et la puissance de sa résurrection » ; voilà ce que Paul a découvert : le Christ ressuscité ; et il est pris dans cet immense mouvement dynamique de la résurrection. Voilà ce qui est premier. Une fois qu’on est pris dans ce mouvement de résurrection, alors on s’aperçoit, qu ‘« à la suite du Christ », on pourra traverser la mer et la mort et donc, comme Paul le dit après, « participer à ses souffrances , et être conformé à sa mort ». Il n’y a pas de suite possible du Christ, passant de la mort à la vie, si on n’entre pas aussi dans ce chemin de souffrance, si on ne se conforme pas à Lui dans sa mort, qui est don de soi « afin de parvenir s’il est possible à la résurrection d’entre les morts ». Mais cela n’est possible que parce qu’on est entré d’abord dans sa résurrection ! Le chemin de la vie de Paul, le chemin de sa mission, se situe entre la résurrection et la résurrection ! Paul a été pris d’abord dans la puissance de la résurrection du Christ ; après, il y a les souffrances, il y a les naufrages, il y a les persécutions, il y a des communautés qui font n’importe quoi… la vie est dure, il souffre dans son corps, dans son cœur ; mais parce qu’il est porté par la puissance de la résurrection, il peut « affronter la mort afin de parvenir, s’il est possible, à la résurrection d’entre les morts ».
Tout à la fois, sa confiance est totale, il est pris par la force du Christ ressuscité, mais en même temps, il sait que tout est remis entre les mains de Dieu ; on ne met pas la main sur la décision de Dieu. Et Paul s’en remet, dans la confiance, à la décision de Dieu, « afin de parvenir à la résurrection d’entre les morts ». A mon avis, cette confiance n’est possible, que parce que d’abord il a fait l’expérience du Ressuscité, il est entré d’abord dans une dynamique de vie. Il ne faut pas retourner les affaires, sinon on fait de Paul, le Paul de Nietzsche, le Paul du ressentiment, le Paul de la morbidité, le Paul qui n’est pas arrivé à être un surhomme ! c’est complètement faux, c’est tout le contraire. Paul est sûr du Christ et de la résurrection à laquelle il s’adosse et c’est pour cela qu’il peut aller de l’avant.

Evelyne HOLZAPFEL : Justement, dans notre groupe de préparation nous avons fait un joli lapsus : pour évoquer le Christ, nous pensions à la citation de 1 Corinthiens 2, 2, et de mémoire on l’avait écrite : « Je n’ai rien voulu savoir parmi vous que Jésus-Christ et Jésus-Christ ressuscité»,… alors que dans le texte réel, il y a « Jésus-Christ crucifié ». Donc je pense que nous avions saisi quelque chose de la dynamique de Paul. Ceci dit, dans Paul, on rencontre la Croix, la crucifixion et le Christ, le Crucifié. Donc comment aborder cet aspect ?

Roselyne DUPONT-ROC : C’est vrai que votre lapsus est joli ! Seulement Paul écrit aux Corinthiens, et cela va modifier la présentation ! Il est vrai qu’il écrit au début de la première aux Corinthiens: « J’ai décidé de ne rien savoir parmi vous sinon Jésus-Christ et, Jésus-Christ crucifié » (2,2). Et d’ailleurs, quand nous avons lu la lettre aux Philippiens, nous avons vu que l’itinéraire du Christ passait par la « kénose » et par la mort sur une croix. Mais pour Paul, la croix, qui est le maître mot de son évangile (« la parole de la croix »), ne peut aller sans la Résurrection ; c’est vraiment d’abord la résurrection ensuite la croix, et la parole de la croix, il la proclame sous l’aile de la Résurrection.
Seulement, il faut tenir compte des circonstances et des gens à qui il s’adresse. Paul est toujours engagé auprès d’une communauté. Si on ne regarde pas l’allure de la communauté, on risque de faire des contresens, et on a souvent dit que d’une lettre à l’autre, Paul se contredisait. Evidemment ! Il a des communautés qui ont des déviances contradictoires, alors il ramène les uns d’un côté, et les autres de l’autre.
A Corinthe, il a affaire à des communautés extrêmement enthousiastes (c’est souvent le nom qu’on leur donne), enthousiasmées par le message de la Résurrection, et par l’effusion de l’Esprit, et par l’idée que désormais chacun vivait de l’Esprit ; les Corinthiens se considéraient comme des spirituels qui n’avaient plus rien à faire avec la chair. La chair dans tous les sens du terme, cette fameuse chair, ils avaient décidé d’en faire ce qu’ils en voulaient. Pour les uns, c’était un ascétisme rigoureux, puisque Paul est obligé de leur écrire : « arrêtez vos histoires et mariez-vous comme tout le monde » (1 Co 7) ; d’autres, au contraire, puisque la chair ne valait rien, considéraient que tout était permis. Ainsi en valorisant le spirituel, en se considérant comme déjà ressuscités, ils méprisaient cordialement le reste du monde. Autrement dit, ils avaient bien entendu Paul, mais ils avaient entendu uniquement le message de la Résurrection et de l’Esprit et ils avaient fait complètement l’économie de la Croix. Paul est obligé de remettre les choses en place : « regardez où cela vous mène, ça vous mène à vous mépriser les uns les autres, vous passez votre temps à vous diviser ; vous faites des concours de performance spirituelle entre ceux qui parlent en langues et ceux qui prophétisent » etc. C’est un peu l’approche de la première lettre aux Corinthiens : « vous avez réduit le Christianisme à des performances spirituelles, vous êtes tombé dans le panneau » ; aussi il les replonge dans la Croix, et il plante la croix au milieu de l’église des Corinthiens. Il leur rappelle que l’Esprit, c’est l’Esprit de Celui qui est passé par la souffrance et par la mort. Dieu a relevé celui qui était le plus abaissé, le plus humilié ! et Paul n’est pas tendre pour les Corinthiens quand il les renvoie à leur propre « bassesse » : « d’ailleurs vous, vous êtes moches, vous êtes mal nés, vous êtes nuls, vous n’êtes pas intelligents ; et pourtant c’est vous que Dieu a choisis » (1 Co 1, 25). Dieu choisit ce qu’il y a de plus abaissé, de plus humilié, pour le relever. Ainsi on comprend mieux cette insistance de la première lettre aux Corinthiens, sur la parole de la Croix ; cependant, elle n’est jamais sans lien avec la Résurrection, puisque Paul ajoute: « Nous enseignons la sagesse de Dieu, mystérieuse et demeurée cachée, que Dieu, avant les siècles, avait d’abord destiné à notre gloire...Aucun des princes de ce monde ne l’a connue, car s’ils l’avaient connue, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de Gloire » 1 Co 2,7-8).
« Crucifier le Seigneur de gloire » : cela, c’est vraiment une expression typique de Paul. C’est génial ! Il y a la gloire, et « celui qu’ils ont crucifié, ils ne l’ont pas reconnu » ; ils n’ont pas reconnu que celui qu’ils traitaient comme un esclave de façon ignominieuse et qu’ils mettaient à mort de façon lamentable, c’était celui que Dieu élevait et qui était le Seigneur de gloire. Dans la première lettre aux Corinthiens, il y a sans arrêt ce retour sur « mais c’est l’humilié qui a été relevé », « mais c’est le crucifié qui est le Seigneur »… A ne jamais oublier !

Dans d’autres lettres, comme la première aux Thessaloniciens, ou les Galates, il faudra, au contraire, que Paul insiste sur la liberté chrétienne, sur l’Esprit et sur la Résurrection. A communautés différentes, discours différents. Il doit à chaque fois remettre une communauté chrétienne sur cette route de la mort et de la résurrection.

Evelyne HOLZAPFEL : Toujours dans sa lettre aux Corinthiens, Paul parle du Christ puissance de Dieu, sagesse de Dieu, donc on a cette Croix qui est expression de sagesse. Comment recevoir une telle expression ?

Roselyne DUPONT-ROC : Ce n’est jamais la croix en elle-même qui est sagesse. Je sais bien que Paul commente en 1,18 : « Le langage de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont en train d’être sauvés, pour nous, il est puissance de Dieu », et après il dira un peu la même chose, un peu plus loin,en 1, 22, « les juifs demandent des signes, et les grecs recherchent la sagesse ». Au fond deux moyens de mettre la main sur le salut. Des signes, des garanties, la sagesse, la connaissance, on est supérieur aux autres : on est sauvés ! « Mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs. Mais pour ceux qui sont « appelés », tant Juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1Co 1,23-24).
C’est là qu’on lit toute cette série impressionnante de renversements : « Ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » (1Co 1, 25). C’est-à-dire que Dieu part de ce qui est le plus bas, le plus abandonné pour le relever, et c’est cela, la sagesse de Dieu. La sagesse de Dieu, c’est, à travers l’histoire, d’avoir toujours choisi les plus petits. Le peuple d’Israël, qui au vu de l’histoire, était un tout petit peuple, perdu entre des grands empires, et qui en plus n’avait même pas été capable d’être fidèle au Dieu qui l’avait choisi ! Dieu a choisi Israël, Dieu a choisi les gens de Corinthe, qui passent leur temps à se comparer les uns aux autres et à se battre comme des chiffonniers. Dieu choisit ce qui est le plus petit, pour y montrer sa gloire et sa sagesse. Donc, ce n’est pas la croix elle-même qui est une sagesse, mais le fait que Dieu y manifeste sa puissance de vie ! En soi la crucifixion et la souffrance de la croix restent une abomination et un scandale.

J’ajouterai, parce que c‘est un point souvent évoqué, que la croix n’était ni obligatoire, ni nécessaire, ni décidée d’avance. La foi chrétienne, c’est que Dieu n’avait pas d’avance décidé la croix, et que la souffrance et la mort ne sont pas nécessaires ; elles ont été acceptées, consenties par celui que Dieu a envoyé. De ce fait, Dieu donne son Esprit pour que nous percevions dans cet envoyé que nous avons humilié et crucifié, son projet d’amour et d’élévation dans la gloire. En fait Dieu voulait l’homme à son image. A travers le Christ, maltraité crucifié par nous les hommes, Dieu nous montre que nous pourrons retrouver son image. Ce que j’oserai dire, c’est qu’à travers la maltraitance et la violence des hommes, Dieu fait jaillir de la vie et de la résurrection ; telle est la sagesse du dessein de Dieu.

Evelyne HOLZAPFEL: Justement, liée à la résurrection, on trouve souvent chez Paul l’idée de la vie nouvelle, de la création nouvelle. Mais comment aborder ce point, sans nous projeter dans cette vie nouvelle comme dans un au-delà de rêve et en fuyant une réalité qui est tout autre ?

Roselyne DUPONT-ROC : Il est vrai que Paul a beaucoup de façons de dire la vie chrétienne. On a vu, tout à l’heure, « Christ notre pâque ». On voit l’humiliation et l’élévation ; et Paul résume tout ça en disant que les communautés vivent « en Christ Jésus ».
Ce qui signifie à peu près : « dans la maison du Christ, dans le royaume du Christ, dans ce que Christ inaugure pour nous comme possibilité d’aller vers la vie ». On voit que c’est vraiment une expression, qui est quasi technique : « Vous êtes en Christ Jésus », parce que le Christ vous a ouvert sa maison, ou, mieux, son passage vers la vie. C’est vrai que Paul parle souvent de vie nouvelle, et même de création nouvelle. Et c’est toujours dans des expressions ramassées, un peu difficiles, mais qui font choc. Après, on retourne ces expressions dans la tête pendant des années ; moi, je ne trouve pas toujours ce qu’elles veulent dire, mais je les garde quand même. Je vous en lis une, en Galates 6, 14-15 : « Pour moi, non, jamais d’autre titre de gloire que la croix de Jésus-Christ ; par lui ou par elle - (je ne sais pas trop) - le monde a été crucifié pour moi, comme moi pour le monde. Car, ce qui importe, ce n’est ni la circoncision - c’est-à-dire le Judaïsme - ni l’incirconcision - les païens -, mais il y a la création nouvelle ». Alors, nous voilà avec cette phrase admirable, à nous demander ce que Paul veut dire par là ! Il commence par dire que son rapport au monde est crucifié. Moi, j’ai l’impression que l’expérience du Christ le fait entrer dans un nouveau rapport au monde, ce rapport passe par la Croix, c’est indéniable. Un certain « non » est dit au monde, le monde ne va pas bien tel qu’il va ; mais en même temps, il y a, perçu dans le monde, cette force qu’est la création nouvelle. Au fond, être juif, être païen, peu importe, dans le Christ, en Christ, on peut percevoir dans le monde que la création nouvelle est à l’œuvre. Et cela, c’est un « oui » qui est dit au monde.
C’est-à-dire que Paul n’est jamais sur une autre planète ou dans un rêve, il ne prône jamais une fuite du monde et de la réalité qui est dure. Simplement, dans le monde, il y a des choses qu’il faut refuser, si l’on veut percevoir le travail de la résurrection à l’œuvre.
Dans la deuxième lettre aux Corinthiens, au chapitre 5, il est dit quelque chose d’à peu près semblable : « Si quelqu’un est en Christ - (on n’est jamais tout seul en Christ, c’est une vie communautaire)- si quelqu’un est en Christ, c’est une création nouvelle. » Donc, on ne s’extrait pas du monde, Christ ne s’est pas séparé du monde, il l’a aimé, puisque Paul dit : « Il m’a aimé », il a aimé le monde. Mais la façon d’être au monde est transformée, et moi je dirais volontiers qu’elle est transfigurée. Paul emploie beaucoup ce vocabulaire de la transfiguration. Il y a donc une façon d’être au monde, qui est de percevoir dans le monde la force de la création nouvelle, et Paul en parle souvent sous la forme d’un accouchement. Il a des expressions qui sont extraordinaires. Aux Galates, il dit : « mes petits enfants que, dans la douleur, j’enfante à nouveau, jusqu’à ce que Christ soit ait pris forme en vous »(4,19).
Il les accouche dans la douleur, jusqu’à ce que le Christ soit conformé en eux, c’est-à-dire que quelque part, qu’ils soient « christifiés », je ne sais pas comment il faut dire, qu’ils soient faits à l’image du Christ. C’est une théologie de la création, l’homme à l’image de Dieu, qui devient une théologie de l’homme à l‘image du Christ, il faut conformer le Christ dans la communauté. Il n’est pas évident que ça se fasse facilement, mais Paul souffre, il accouche plusieurs fois.

Evelyne HOLZAPFEL : A travers cette naissance et cette image que Paul évoque, l’homme image de Dieu, on retrouve un thème qui court tout au long de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, on le retrouve chez de nombreux mystiques, chez Grégoire de Nysse et Saint François d’Assise ; dans la vie du chrétien est-ce que l’on ne pourrait pas reconnaître là, la vie du baptisé ?

Roselyne DUPONT-ROC : Oui, c’est certainement une autre façon de dire la vie baptismale. Nous allons essayer d’aborder la vie baptismale chez Paul. Il en parle essentiellement en Romains 6. Il n’y a pas une goutte d’eau dans ce baptême, mais, la forme Paul s’en moque. Le baptême pour lui est une plongée dans la mort du Christ. Nous qui sommes en Christ, nous avons été plongés dans la mort du Christ, pour vivre avec lui d’une vie nouvelle, pour entrer avec lui dans la nouveauté de la vie.
Il a des expressions assez étonnantes : « nous poussons comme une plante avec la mort et avec la vie du Christ » ; il y a l’idée de la poussée vitale (la « phusis »)avec la mort du Christ, et si nous vivons comme ça en croissant avec lui dans la mort, nous serons aussi en symbiose avec sa résurrection. La vie baptismale, c’est une espèce de plongée dans le Christ jusqu’à ce que nous atteignions la résurrection. Et la vie chrétienne, c’est une vie pour lui, entre le baptême et la mort, en pleine plongée avec le Christ, jusqu’à une résurrection avec le Christ. La vie en Christ, c’est cet entre-deux du chemin baptismal.
Paul a aussi une autre façon de décrire la vie baptismale : il emploie l’image du vêtement ; en effet, dans le baptême il y a bien la symbolique du vêtement blanc, je ne sais pas si elle vient de Paul, mais en tout cas, lui, joue plusieurs fois de la symbolique du vêtement : « Vous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ », et il ajoute « il n’y a plus ni Grecs, ni Juifs, ni esclaves, ni hommes libres, ni féminin, ni masculin mais Christ est Tout en tous » (Galates 3,27-28).
Il ne faut surtout pas faire une lecture fondamentale ou fondamentaliste, sinon on ne s’y reconnaît plus. Vous êtes en Christ, et puis tout d’un coup, vous avez revêtu le Christ, Christ est en vous ! il n’y a aucune cohérence générale de ces images, mais je crois que Paul le fait exprès, ce ne sont que des images pour dire quelque chose de cette vie nouvelle qu’est la vie baptismale. Il y a un texte où Paul mélange avec beaucoup d’habileté l’image de l’habitation, la tente où l’on demeure- avec l’image du temple probablement derrière - et l’image du vêtement. C’est à la fin de 2 Corinthiens 4 et au début de 2 Corinthiens 5. Le chapitre 4 est admirable, il faudrait tout lire ; vous avez lu le passage où la mort travaille l’apôtre pour que les communautés soient travaillées par la vie, il y a une espèce d’échange, de traversée de la mort vers la vie qui passe de l’apôtre vers les communautés. Puis à partir de 2 Co 4, 16 :« Et nous gémissons dans le désir ardent de revêtir par-dessus l’autre notre habitation céleste ». Le texte entrecroise le vêtement et l’habitation de façon très intéressante : tantôt c’est l’homme extérieur qui se détruit, c’est ce qui est corruptible en nous, notre corps qui va à la terre d’où il vient, et l’homme intérieur qui se renouvelle, et tantôt, Paul écrit : « oui, mais par dessus nous revêtons notre demeure qui est le Christ lui-même », comme ça, même si notre « homme extérieur » est détruit, nous ne serons pas trouvés nus, puisque nous aurons mis un « survêtement » qui est le Christ, comme une « sur- maison » qui est le Christ.
Ce jeu des images est fascinant, parce que ce qui apparaît dans cette affaire-là, c’est que, pour Paul - ce que je vais dire est difficile, il ne faut pas croire que je le vis facilement, je suis vraiment très loin derrière, mais intellectuellement, c’est ça que je comprends - Paul se débrouille pour que, dans ce qu’il nous dit et dans la façon dont lui le vit, la mort ne soit plus une limite ; il y a une espèce de continuité : « pour moi vivre c’est le Christ, et mourir est un gain » (Philippiens 1,21) . De la même façon, dans cette histoire de « survêtement », la mort physique disparaît. Je suis consciente de l’énormité de ce que je dis, il ne faut pas croire que j’y adhère facilement. C’est parce que je suis révulsée devant une idée pareille que je suis tombée en arrêt devant cette façon paulinienne de nous montrer ce qu’est la vérité de la vie en Christ. Pour lui, c’est un passage qui est commencé, et qui continuera jusqu’à ce qu’il soit complètement avec Christ.
Voilà une chose qui est merveilleuse, qui ne nous est pas facile, mais c’est bien cela que Paul vit et qu’il nous propose de vivre : vivre tellement en Christ que nous traversions avec lui la mort pour aller vers la vie ; et cette traversée est commencée, elle est commencée au baptême - qu’il soit baptême réel ou baptême de désir, je n’en sais rien - mais, au baptême et, jusqu’à la mort, nous sommes en voie de transfiguration. Paul dit à sa communauté de Philippe: « Nous attendons le sauveur qui vient des cieux, notre Seigneur Jésus-Christ, lui qui transfigurera vos corps humiliés pour les rendre conformes à son corps de gloire. » « Le Christ va transformer vos corps humiliés » : pour Paul, le corps c’est la personne, et Christ transfigurera vos personnes d’humiliation pour les rendre conformes à sa propre gloire. Je crois que pour Paul, la vie des communautés chrétiennes et des chrétiens, est ce chemin de transfiguration. Telle est son expérience et c’est ce qu’il enseigne aux communautés.

Evelyne HOLZAPFEL :Vous nous avez fait parcourir beaucoup d’aspects du Christ, d’aspects dont le Christ se révèle à Paul et au chrétien : Christ, crucifié, ressuscité, Seigneur, premier né…
Mais nous avions commencé par Fils de Dieu… POUR NOUS, quel sens cela a-t-il ??

Roselyne DUPONT-ROC : C’est vrai que, prudemment j’avais évité ce titre, alors qu’il est très présent dans les Galates : « Il a révélé en moi son Fils » (Galates 1, 16), et en Galates 2, 20 : « Je vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. » Je l’avais évité un peu à dessein, parce qu’il faut avoir fait un petit parcours dans Paul pour arriver à cette expression qui est, pour moi, la plus difficile.
On peut toujours se référer aux psaumes et aux psaumes d’intronisation royale comme le fait Luc : « Tu es mon fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré », dit Dieu ; donc le fils de Dieu, c’est le roi Messie attendu. Mais, quelle consistance a ce fils de Dieu ? ce n’est tout de même pas facile, et Paul ne s’explique jamais complètement, sinon toujours de la même façon en décrivant son propre chemin et le chemin des chrétiens.
Il est vrai qu’il emploie le langage de la filiation, il l’emploie bien sûr pour le Christ, mais surtout il l’emploie pour lui-même, pour ses communautés, pour chacun des croyants. Il emploie le langage de la filiation, vous allez voir, en le liant à deux choses : à l’Esprit - on revient à l’Esprit - le Fils n’est fils que dans l’Esprit, et nous ne sommes des fils que par l’Esprit, et, en même temps à la fraternité. Christ est « premier-né d’une multitude de frères ». On trouve cela en Galates 4 ,4 à 6 : « Quand est venu l’accomplissement du temps » - nous sommes dans les temps accomplis, dans la fin des temps, la fin des temps dure, ça fait deux mille ans qu’elle dure mais nous sommes tout de même à la fin, parce que la création nouvelle est commencée, et que la fin de la création ancienne s’étire - « Quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et assujetti à la loi, pour payer la libération » - pour racheter, il y a cette image de la libération des esclaves, on rachète un esclave, pour payer la libération de ceux qui sont assujettis à la loi, « pour qu’il nous soit donné d’être fils » ; on traduit toujours d’être fils adoptifs - c’est un terme de la législation romaine, effectivement parce qu’à Rome il n’y a de filiation qu’adoptive, si le père de famille ne prend pas l’enfant et ne l’élève pas pour le reconnaître, il n’y a pas de filiation du tout. Paul nous dit bien « pour qu’il nous soit donné d’être reconnus fils par Dieu », et il ajoute : « fils, vous l’êtes bien, puisque Dieu a envoyé dans nos cœurs l’esprit de son Fils qui crie, Abba Père ! »
Le lien entre le Christ et nous, ce lien de fraternité, c’est l’Esprit qui nous le fait découvrir, qui crie en nous la parole même du Christ. Cet « Abba Père », dans le Nouveau Testament, il est deux fois chez Paul, une fois chez Marc, Marc au chapitre 14 dit que Jésus prie en disant « Abba Père ». Donc c’est l’Esprit, qui en nous, nous fait découvrir que nous sommes fils, en nous tournant vers Dieu, et c’est à ce moment-là que nous découvrons que lui, le Christ a été parfaitement fils, qu’il est parfaitement fils, et que c’est en nous conformant à son chemin, que nous devenons des fils grâce à l’Esprit qui nous conduit. La reconnaissance du Christ Fils de Dieu est étroitement liée à l’expérience que nous faisons, par l’Esprit en nous, de notre propre filiation. Nous faisons l’expérience que nous sommes des fils, et à ce moment-là, Paul, ébloui, dit : mais oui c’est parce que lui, le Fils, nous a ouvert la voie.
Par conséquent il n’y a rien de spéculatif là-dedans, il y a cette expérience profonde et cette façon de dire que l’Esprit nous fait reconnaître la relation que Dieu nous offre, et qui est déjà fondamentalement présente dans le Dieu qui, en Jésus-Christ, est venu se donner : il nous a donné son Fils.
Vous retrouveriez la même chose dans la lettre aux Romains, plus étoffée, un peu plus large. Regardez Romains 8 à partir du verset 14 : « Ceux-là sont fils de Dieu qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, en effet vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène la peur » - il y a l’exode derrière - « mais un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions : Abba, Père » : c’est l’Esprit qui nous fait découvrir notre filiation. Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu - « enfants et donc héritiers, héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ », c’est la fraternité, « puisque ayant part à ses souffrances, nous aurons part aussi à sa gloire ». Vous soyez ici que le chemin pascal « ayant part à ses souffrances nous aurons part aussi à sa gloire », est perçu dans cette fraternité dans laquelle le Christ nous entraîne. C’est bien lui le premier qui ouvre le chemin pascal, et son Esprit en nous atteste que nous pouvons nous adresser à Dieu, en disant « Abba, Père ».
Au milieu de ce même chapitre 8, Paul reprend encore la même chose, dans les versets 26 à 29 pour dire que c’est l’Esprit qui prie en nous : « L’Esprit vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut, mais c’est l’Esprit lui-même qui intercède pour nous en gémissements inexprimables, et celui qui scrute les cœurs sait quelle est l’intention de l’Esprit, c’est selon Dieu que l’Esprit intercède pour les saints » - c’est-à-dire pour nous ; c’est l’Esprit de Dieu qui en nous parle et Dieu reconnaît en nous, son propre Esprit. « Nous savons que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu, ceux qui sont appelés selon son dessein, ceux que d’avance il a connus, il les a aussi prédestinés à être conformés à l’image de son Fils afin que celui-ci soit le premier-né d’une multitude de frères. » On atteint ici un sommet où Paul déploie une sorte de théologie de l’image : l’homme a été créé à l’image de Dieu, et cette image de Dieu est désormais parfaite dans le Christ ; c’est donc en devenant fils de Dieu et frères du Christ, que nous coïncidons avec cette image de Dieu qu’est le Christ, image parfaite à la fois de l’homme et de Dieu.
Finalement c’est en lui que nous nous découvrons pleinement hommes, pleinement fils de Dieu, c’est lui qui nous apprend ce que nous sommes appelés à être. Paul tisse ce lien très fort entre le Christ Fils, image parfaite de Dieu et image parfaite de l’homme et, notre propre destin, notre propre visée : Dieu veut pour nous, que nous soyons conformés à cette image.
Les termes de la prédestination, il faut les endosser, il ne faut pas avoir peur ; pour Paul, tous sont prédestinés, tous ceux que Dieu aime, ; et puisque Dieu aime tous les hommes et les veut à l’image du Christ, nous sommes tous prédestinés à être conformes à l’image du Fils pour que celui-ci soit le premier-né d’une multitude de frères ; alors Paul peut affirmer : « ceux que Dieu a prédestinés il les appelés, il les a justifiés et il les a glorifiés », autrement dit, nous sommes tous prédestinés à la gloire qui est celle du Christ. Paul est positif et optimiste.

Evelyne HOLZAPFEL : Oui, mais il parle au passé alors comment se fait-il qu’il mette toutes ses phrases au passé ?

Roselyne DUPONT-ROC : C’est la seule fois où Paul parle au passé. Ses disciples, les auteurs de Colossiens et d’Ephésiens, rediront tout cela au passé, à partir de ce passage. Je dirai que c’est la seule fois que Paul se permet de prendre le point de vue de Dieu, puisque c’est au passé, comme si c’était déjà arrivé. Dans un élan d’enthousiasme, il se situe tout d’un coup à la fin, et il voit toute l’humanité monter vers Dieu et donc tout d’un coup, il parle au passé. C’est un peu excessif, c’est assez génial, et comme ailleurs il a été prudent, on lui pardonne de parler au passé. Pour lui, c’est déjà acquis d’une certaine manière.

Evelyne HOLZAPFEL : Je pense qu’on a fait un parcours vaste et enthousiaste de Paul, en parcourant tous les thèmes qui sont pour nous les lieux de notre confrontation à Jésus, de notre rencontre avec Lui, ou de notre questionnement. On a parcouru aussi l’expérience et les questions de Paul et maintenant ça va être à vous : pour vous, pour nous tous, pour chacun de nous, quels sont ces questionnements par rapport à ce Jésus, Christ, Seigneur, Ressuscité, Crucifié, Fils ? Vous avez la parole.

Q. : Comment vous expliquez que Paul parle si peu de Jésus, sauf de sa mort et de sa résurrection ?

Roselyne DUPONT-ROC : Je crois qu’il le dit lui-même. Paul effectivement ne nous dit rien de la vie de Jésus parce qu’il la connaissait mal. En Galates 1, il reconnaît, presque à contre coeur qu’il est allé au bout de trois ans, « enquêter » auprès de Pierre. Je pense que Pierre lui a raconté des choses. C’est vrai que Paul en parle très peu. De plus, ce qui est amusant, c’est qu’il ne cite aucune parole de Jésus sauf pour dire que lui fait le contraire. Chaque fois qu’il cite une parole de Jésus, il ajoute : eh bien moi je ne le fais pas. Par exemple Jésus a demandé que ses disciples puissent vivre de leur prédication, en leur disant d’aller deux par deux, d’entrer dans les maisons pour être accueillis et Paul dit non, moi je ne fais pas comme ça, moi je travaille pour ne pas être à charge aux communautés !
Tout le message de Paul est centré sur la mort et sur la résurrection, je crois qu’il doit y avoir à cela des raisons profondes ; d’abord voyons ce qu’il dit lui-même : « Maintenant que nous ne connaissons plus personne selon la chair », nous ne connaissons plus Jésus selon la chair, c’est-à-dire à la manière humaine ; « nous voyons déjà la création nouvelle » (2 Co 5,16-17). Dans la mesure où il ne veut plus voir dans le monde que la vie nouvelle en marche, il ne veut connaître Jésus que dans ce mouvement qui le fait passer de la mort à la vie. Je ne crois pas que ce soit une façon de dire « je ne veux rien savoir de sa vie terrestre », mais c’est une expression forte de ce qu’il croit. Ce que nous avons à vivre maintenant et à discerner dans le monde, c’est ce mouvement résurrectionnel ; donc, de Jésus Paul ne retient que le passage de la mort vers la vie.
Il faut ajouter que Paul a été très critiqué par ceux qui avaient connu Jésus dans les jours de sa chair et qui sont les « douze », et puis d’autres, ceux de la famille de Jésus, Jacques de Jérusalem ; les relations ont été très tendues entre Paul et ce dernier, et également à un moment donné entre Paul et Cephas- Pierre. Aussi est-ce une façon de leur dire : « vous, vous l’avez peut-être connu, mais tout cela n’a aucune importance, vous n’avez pas de supériorité par rapport à moi. » C’est un peu méchant, mais ça irait bien dans le caractère de Paul. Ceci dit, la vraie raison, c’est que, au fond, seule l’intéresse la vie nouvelle.
Je ne sais pas si ça vous satisfait…

Q. : Quel est le rapport entre les titres du Christ chez Jean et chez Paul, est-ce qu’on peut dire qu’il y a contact entre ces deux traditions ?

Roselyne DUPONT-ROC : La question est difficile, et en plus je ne suis pas spécialiste de Jean… mais votre question « quel est le rapport entre les titres du Christ chez Jean et chez Paul » touche quelque chose qui m’apparaît très fortement depuis quelques années, à savoir la connivence (c’est plus qu’un concours de circonstances), la rencontre entre ce que Paul dit et ce que Jean dit. Alors qu’ils paraissent très éloignés dans le temps, que leurs écritures sont complètement différentes, qu’ils n’ont pas du tout la même formation intellectuelle, la même approche, de plus en plus, je m’aperçois que Paul et Jean se rencontrent. Je ne suis pas très calée sur Jean, mais un exemple qui pour moi est marquant : il s’agit de cet Esprit qui est en nous crie « Abba, Père », et qui nous conforme au Christ. Pour moi le discours de Paul offre un écho très fort à ce que Jean fait dire à Jésus au chapitre 14, 23 : « Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole et mon Père l’aimera, et nous viendrons chez lui, et nous établirons chez lui notre demeure ». Bien sûr, dans le texte de Jean il n’est pas question tout de suite d’Esprit, mais cette idée : nous viendrons chez lui, le Père et moi et nous établirons chez lui notre demeure, c’est le lien père-fils qui va s’installer dans le croyant. Le lien père- fils, c’est l’esprit. Et là, j’entends ce que dit Paul de l’Esprit qui en nous crie : « Abba Père ». Deux versets plus loin, Jean dit : « Le paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera vous ressouvenir de tout ce que je vous ai dit. »
Donc tout ce qui est de l’ordre de ce lien père- fils qui est le lien même de l’esprit, je le trouve chez Paul, très proche de ce que dit Jean.
Il y a aussi la même théologie de la Croix et de la Gloire. Je dirais volontiers que Jean fait voir la gloire sur la croix. Pour Jean, l’élévation sur la croix est élévation dans la gloire. L’évangile est narratif, et le récit donne à voir. Tandis que Paul est beaucoup plus discursif, il déploie une argumentation, mais c’est bien la même chose quand il emploie l’expression « ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire » ; c’est exactement le chapitre 19 de Jean, c’est-à-dire le Crucifié qui est élevé, l’élévation sur la croix est élévation dans la gloire.
Enfin je pense au prologue de Jean, sur le « logos » parole qui est présente à la création, qui est d’abord parole créatrice. Cette idée est moins présente chez Paul, mais elle est en germe et se développera chez ses disciples, à la génération d’après, en Colossiens et Ephésiens. Dans l’hymne au Christ, en Colossiens 1, à partir du verset 15 : « Il est le Fils de l’amour de Dieu, image du Dieu invisible, premier né de toutes créatures -(c’est paulinien) -, car en Lui par Lui tout a été créé, dans les cieux sur la Terre » … « Tout est créé par Lui et pour Lui, il est Lui par devant tout, tout est maintenu en Lui » et ensuite, « Il est lui,la tête du corps qui est l’Eglise »… « Il est le premier né d’entre les morts « . L’hymne joint le premier né de la création et le premier né d’entre les morts, et donc ce Christ à l’origine, présent à la création et au projet de Dieu, est exactement le Logos johannique. Peut-être a-t-il fallu une génération ou deux pour que de Paul, on tire cette idée du Christ à l’origine, à moins que Paul ne l’ait déjà eu , je n’en sais rien, mais il y a là une très forte convergence avec Jean.

Question : Chez Jean de voir le Christ en Gloire, chez Paul de voir l’au-delà, un phare spécial sur la Résurrection, sans nier ce qui précède, la souffrance etc. est-ce un don de Dieu, de visionnaire… ? une capacité donnée par Dieu à ces hommes précis comme aux prophètes ou…est- ce une vision…

Roselyne DUPONT-ROC : Je vois un peu votre question : d’où cela leur vient-il ?

Q : Oui… cette façon de voir l’après…

Roselyne DUPONT-ROC … Dès maintenant, ce n’est pas seulement l’après, mais dès maintenant… chez Paul c’est déjà commencé et chez Jean aussi, c’est maintenant qu’il y a cette vision.
Alors quand vous parlez de vision, je pense à un passage où Paul se livre un peu - c’est vrai qu’il se livre très peu - à la fin de 2 Corinthiens, à partir du chapitre 10, et notamment au chapitre 12 où il parle de ses visions et révélations. Et vous n’avez pas tort de vous demander s’il s’agit de visions ou de révélations. D’ailleurs ses adversaires ont dû l’attaquer en lui disant : « mais tu n’as pas eu de visions ni de révélations de quel droit en parles-tu ? », et c’est alors qu’il répond : « Faut-il s’enorgueillir, c’est tout à fait inutile, et pourtant je vais en venir aux visions et aux révélations du Seigneur. Je connais un homme en Christ qui voici quatorze ans - était-ce dans son corps ? je ne sais, était-ce hors de son corps ? je ne sais, Dieu le sait - cet homme-là fut enlevé jusqu’au troisième ciel. Et je sais que cet homme - était-ce dans son corps ? était-ce sans son corps ? je ne sais, Dieu le sait - cet homme fut enlevé jusqu’au paradis et entendit des paroles indicibles qu’il n’est pas permis à l’homme de redire. »
Bien sûr, il y a un petit jeu « je connais un homme », il ne dit pas : c’est moi… c’est transparent, mais tout de même, il met à distance, tout en reconnaissant qu’il lui est arrivé quelque chose d’extraordinaire dont il ne veut pas se vanter : « je connais un homme », on sent bien que c’est lui - je ne veux pas m’en enorgueillir - mais il a entendu « des paroles indicibles » qu’on lui a interdit de toutes façons de redire. Qu’est-ce qu’il lui a été révélé ? C’est indicible : il ne le répètera pas. Ensuite, il ajoute : « pour cet homme-là, je m’enorgueillirais, mais pour moi je mettrai mon orgueil dans mes faiblesses » ; et il poursuit : « si je voulais m’enorgueillir, je ne serais pas fou, je ne dirais que la vérité » … « mais parce que ces révélations étaient extraordinaires, pour m’éviter tout orgueil, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan chargé de me frapper pour m’éviter tout orgueil .» Cette écharde a fait couler des flots d’encre : qu’est-ce que c’est que cet ange de Satan ? Paul était épileptique, il avait ceci, il avait cela… de toute façon, il ne veut pas le dire et on ne saura pas. Simplement il ajoute : « par trois fois j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi » et vous comprenez que derrière ce texte se profile Gethsémani ; Paul revit son propre Gethsémani et la réponse de Dieu à sa prière : « Il m’a déclaré : ma grâce te suffit, ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse, aussi mettrai-je mon orgueil dans mes faiblesses afin que repose sur moi la puissance du Christ. »
Petite parenthèse : tout à l’heure on parlait du rapport avec Jean : « afin que repose sur moi la puissance du Christ », littéralement : « afin que plante sa tente sur moi » ; la puissance du Christ c’est le Logos du Prologue « le Logos s’est fait chair ... et il a planté sa tente chez les hommes », c’est le même verbe, avec un préverbe en moins, mais on a une rencontre de vocabulaire étonnante !
La parenthèse fermée, c’est tout de même l’affirmation que Paul n’a rien d’autre à dire que de manifester sa faiblesse et de laisser la puissance de Dieu agir à travers lui. Paul n’annoncera pas ce qui lui a été révélé de façon incroyable. Il va simplement prêcher l’Evangile qu’il a reçu des communautés qui le précèdent, le Christ tel qu’il se révèle à lui dans la faiblesse et dans l’humiliation. C’est cela qui lui est propre : Paul se fait transparent sur l’humilité, l’humiliation du Christ, pour révéler que c’est à partir de là que Dieu propose la gloire et fait entrer dans la joie.
Mais il n’a jamais de confession personnelle qui aille au-delà de ça. Alors, toutes les imaginations sont possibles… Mais nous ne pouvons rien dire puisque Paul nous prévient : « ce que j’ai entendu est indicible ; regardez comment je vis, voyez mes souffrances, mes faiblesses, mes ennuis, et, ajoute-t-il, c’est quand je suis faible que je suis fort, car la force de Dieu passe à travers moi. » Il ajoutera, finalement que la vérification de mon apostolat, ce qu’il appelle « le sceau », ce sont les communautés ! si vous vivez en chrétiens, je suis « vérifié », je suis authentique ! Il y a une vérification par la création et par la vie des communautés.

… les fruits…

Absolument, Paul le dit ici et là, à la fin des Galates, les fruits de l’Esprit, ce sont la vie des communautés. Et je crois que c’est pour cela qu’il est tellement accroché à ces communautés, c’est l’Evangile à l’œuvre, en marche, incarnée la communauté. Quand la communauté se divise c’est l’Evangile qui n’est plus présent, c’est la vie nouvelle qui quelque part se défait.

Question : Paul insiste plus l’action de l’Esprit, laisser faire la puissance de l’Esprit , alors que Jean parle plus d’aimer les frères… ça revient tout le temps chez Jean…, c’est un peu la différence je trouve. Vous venez de parler des communautés, le lien passe par là ?

Roselyne DUPONT-ROC : Oui, c’est la même idée. C’est vrai que Paul aime ses communautés, mais il les aime avec sa passion habituelle, on a l’impression qu’il les secoue sans arrêt, donc c’est un amour un peu violent et envahissant. Mais c’est un amour vrai, il les enfante… Il passe son temps à les rappeler à l’unité et je crois que c’est aussi le travail des lettres de Jean, de travailler à reconstituer des communautés qui se brisent. Paul attaque de front tous les germes de dissension qui sont dans ces communautés…

… c’est tonitruant chez Paul…

Oui, pour la raison qu’on a dit tout à l’heure : il vérifie pour lui le fait qu’il est vraiment apôtre de Jésus-Christ ressuscité quand les communautés vivent de cette résurrection. Il y a quelque chose d’étonnant quand Paul décrit ce qu’est un apôtre dans la première aux Corinthiens : « Quand vous vous disputez en disant, moi j’appartiens à Paul, moi j’appartiens à Stéphane, moi j’appartiens à Apollos, vous n’avez rien compris de ce que c’est qu’un apôtre. Et il ajoute : « Qu’est-ce qu’Apollos ? Qu’est-ce que Paul ? Ce sont des serviteurs par qui vous avez été amenés à la foi. Car nous sommes des collaborateurs de Dieu » (1 Co 3, 7). Serviteurs ou collaborateurs de Dieu, la prétention est forte ! « Et vous êtes le champ de Dieu, la construction de Dieu » (1 Co 3,9) . Et un peu plus loin, en évoquant la possibilité que ça se passe mal dans les communautés, alors qu’il ne défend tout de même pas une théologie des mérites, Paul a une drôle de façon de dire qu’il y a des échecs possibles du collaborateur de Dieu. Il n’y a qu’un seul fondement, et nul ne peut en poser un autre, c’est Jésus-Christ ; mais, « sur ce fondement, on peut bâtir, -ce sont les apôtres qui bâtissent-, avec de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, du bois, du foin ou de la paille… ». Cela me fait penser à l’histoire des trois petits cochons ! « Le jour du jugement le fera connaître, car il se manifestera par le feu, et le feu éprouvera ce que vaut l’œuvre de chacun. » Donc, il y aura bien un jugement sur la façon dont l’apôtre construit ses communautés, et Paul ajoute : « celui dont l’œuvre subsistera sera comme récompensé, et celui dont l’œuvre sera consumée - c’est-à-dire qu’il l’aura mal construite - connaîtra une perte. Lui-même sera sauvé -(Dieu n’abandonne pas ses apôtres, même s’ils sont en plein échec) - mais comme on l’est à travers un feu. » C’est certainement imagé, c’est l’image du jugement à travers le feu, … mais c’est une façon de dire qu’il n’est pas anodin que la communauté soit vivante ou bien qu’elle soit en train de se défaire. Ce n’est pas anodin, parce que même si, de toute façon, le serviteur de Dieu sera sauvé - Dieu n’abandonne pas les siens - ce sera comme à travers un feu, c’est-à-dire qu’il y a une vraie souffrance, quelque chose qui décape l’apôtre, on voit que ce n’est pas rien pour lui, d’essuyer des échecs…, il sera sauvé, mais comme à travers un feu…
Alors, en ce sens, c’est toujours chez Paul « ce que je vis dans ma chair » ; il sait qu’il doit être révélateur du Christ, être transparent sur le Christ, donc il se met toujours au milieu, pour qu’on voie à travers lui comment ça se passe. Paul est l’apôtre engagé personnellement, totalement, me semble-t-il.


Evelyne HOLZAPFEL : Les questions se tarissent… on va beaucoup remercier Roselyne DUPONT-ROC de tout ce qu’elle nous a apporté avec beaucoup de chaleur, d’enthousiasme, de précision et de vie, cela rend l’apôtre Paul très présent dans notre assemblée. Je voudrais la remercier beaucoup pour cet enrichissement et pour le partage que nous avons pu avoir aussi autour de cette question. Je tiens aussi à vous signaler qu’elle a écrit un livre, aux éditions de l’Atelier, dans la collection « la Bible tout simplement » « Saint Luc », mais, ce n’est pas le sujet du jour… !

Applaudissements.