Formation
 

LES MOTS DE LA FOI

CPHB le mardi 13 décembre 2005

Reproduction de l’intervention de Louis Marie CHAUVET, théologien liturgiste*

L’Eucharistie au cœur de la vie chrétienne

Présentation par Jesus Asurmendi
Comme prévu, j’ai le plaisir et ce n’est pas une formule, de présenter ce soir Louis-Marie Chauvet. On est collègue à la Catho, mais ce n’est pas pour cette raison que je lui ai proposé de venir, mais tout simplement parce que c’est un grand, très grand spécialiste en France et en Navarre, de tout ce qui relève, pour être simple, des sacrements, de la liturgie et donc de la théologie de la liturgie des sacrements. Il a écrit énormément et c’est une des rares références française qui soit citée à l’étranger. Il est actuellement curé de St-Leu la Forêt.

Louis-Marie Chauvet
J’ai intitulé ma réflexion : « L’Eucharistie au cœur de la vie chrétienne ».
Je voudrais d’abord justifier ce tite. Disons que c’est une formule qui ne va pas de soi. En effet, si je regarde quand même aux origines chrétiennes, à commencer par le Nouveau Testament mais aussi pour une part par la période patristique - je m’en tiens au Nouveau Testament - j’ai le sentiment que les passages qui sont consacrés à la célébration eucharistique ne sont pas très nombreux et assez minces. Ce n’est pas pour cette raison que je ne voudrais pas dire que l’Eucharistie ne serait pas importante mais j’observe ça.
En revanche, ce qui est vrai est que les passages que nous avons sont des passages extrêmement forts. Ce sont les quatre récits de la Cène dans les trois synoptiques et chez St Paul dans les Corinthiens (1,11). Ces récits, et c’est d’ailleurs assez frappant, sont des récits qui nous ont été livrés tels que nous les avons dans leurs versions liturgiques, des récits qui ont d’abord été polis par l’usage liturgique qui en avait été fait en amont. Donc des récits qui étaient utilisés. Et la force de cette affaire au niveau historique vient notamment de ce que - il semblerait selon la thèse de Jacques Lanciel ( ?), je crois qu’elle est toujours vraie - ces récits viennent de deux traditions très différentes. Donc ce qui voudrait dire que quelque chose se serait imposée : la tradition de Marc et de Matthieu puis celle de Luc et de Paul, tradition antiochienne .

Une place significative

Donc l’Eucharistie, quantitativement, tient quand même peu de place dans le Nouveau Testament. Mais la place qui lui est réservée est quand même significative, notamment à travers les récits de l’institution, indirectement à travers le récit du lavement des pieds en Jean 13 qui, du point de vue de « l’ intratextualité » johannique (on emploie des grands mots), semble bien jouer comme un substitut de l’eucharistie. Mais tout de même, on n’a pas le sentiment que la vie de l’Eglise dans les premières communautés était centrée là-dessus. Elle est centré au contraire tout le temps sur l’annonce de la Parole, que ce soit dans les actes des apôtres ou que ce soit chez Saint-Paul.
Donc affirmer que l’Eucharistie est au cœur de la vie chrétienne est une chose que je vais faire mienne mais je tenais à dire au départ que cela ne va pas nécessairement de soi. Comme on le verra tout à l’heure, cela peut parfois être un peu dangereux si on tient cette affirmation de manière trop immédiate et insuffisamment critique.

*Malgré la fidélité du transcripteur, il s’agit de la transcription d’une conférence avec le minimum d’adaptations au style écrit.


Ce que je viens de dire sur l’importance de l’annonce de la Parole dans l’ensemble du Nouveau Testament, notamment chez St-Paul mais pas seulement, par rapport à l’Eucharistie, ne nous conduit pas à faire une sorte d’opposition entre les deux et cela va être mon premier point. D’abord parce que je pense qu’une des meilleurs manières de penser l’Eucharistie est de la penser dans le sillage de la Parole de Dieu ou comme une forme de la Parole de Dieu et je m’ en explique
Ce sera mon premier point : « l’Eucharistie, une Parole », le deuxième : « l’Eucharistie, une mémoire », troisième point : « l’Eucharistie une présence. »


1. L’Eucharistie : une parole.

D’abord, mettons-nous d’accord sur ce que je mets d’un point de vue simplement anthropologique ou philosophique sous le mot de Parole.
On distingue de manière très habituelle la langue, le système, le dictionnaire, la syntaxe, la grammaire, et puis le discours, la mise en œuvre de la langue. Chacun sait que je fais un discours, que vous, vous pensez, vous réagissez, vous faites un discours dans votre tête. Que sais-je encore ? Nous sommes toujours dans le discours, dans la mise en œuvre de la langue.
Langue et discours, c’est facile à comprendre. Mais la parole ? Il ne faut pas la confondre avec le discours.

La parole : un lieu où se tient le sujet
La parole dans le discours est le lieu où se tient le sujet comme sujet, donc l’instance, le lieu où il se tient, l’instance du sujet dans son rapport à d’autres sujets. Je ne sais pas, ce matin en sortant de chez vous, peut-être avez-vous dit à quelqu’un que vous connaissiez éventuellement : « Il fait froid ce matin ». Ce n’était pas nécessairement pour renseigner l’autre. Il aurait pu dire : « Je l’ai bien constaté. Pourquoi voulez-vous me donner ce renseignement ? »
Derrière votre discours, il y avait une parole. La parole, c’est en gros : « j’existe, vous existez. Si on se causait ! Sinon ce n’est pas une vie. »
Le sujet est très souvent en dessous de la parole. IL est, comme on le dit, dans les non-dits. Et c’est cela qui porte le discours, parce que le déclencheur : « Il fait froid ce matin …ou il fait beau …et de tous ces moments où nous parlons pour ne rien dire…mais qui sont des moments très importants parce que parler pour ne rien dire c’est entretenir la relation. Donc ce qui compte n’est pas le contenu du discours c’est la parole qui se dit, c’est-à-dire la présence réciproque qui veut ici s’éveiller, se ranimer, se fortifier. Encore une fois si on a le sentiment de n’être pas reconnu, de ne tenir de place sous le soleil pour personne, ce n’est pas une vie. On se flingue.

Vous voyez tout de suite qu’à ce moment-là la parole est ce qui va être le plus efficace, étant entendu qu’il ne s’agit pas d’une efficacité technique, c’est-à-dire un être humain face au monde qui a besoin d’un instrument pour transformer le monde. Cela c’est l’efficacité instrumentale. Je parle de ce que l’on appelle communément aujourd’hui par ce mot qui vous est familier, d’efficacité symbolique. C’est-à-dire de deux sujets qui au sein de l’échange même se travaillent l’un l’autre. Ce n’est pas un travail de transformation du monde par l’extérieur comme dans la technique mais un travail interne à la communication-même qui fait que parfois on peut aller jusqu’à dire : « Ah ! ce qu’il m’a dit me travaille. » sans aller jusqu’à ce degré psychologique de ressenti…la plupart du temps on ne ressent rien du tout, si ce n’est simplement un peu de bonheur d’avoir pu échanger en vérité.

La parole ici- le sujet dans son rapport à un autre sujet comme tel-, la parole est le lieu d’échange des sujets. C’est ce qui permets d’exister. Le drame de la personne très âgée qui n’a plus de famille, qui a perdu tout le monde, seule à exister, si elle n’a pas dans son hospice ou sa maison de retraite le sourire et l’attention d’une infirmière pendant quelques minutes le matin, ce n’est plus pour elle une vie. Elle ne peut que mourir. Combien de personnes âgées se laissent mourir à petit feu. Quand on n’a droit à aucune parole de reconnaissance, quand on a le sentiment de n’avoir aucune place dans le cœur de personne, on ne peut pas vivre. Le sujet meurt comme sujet. A l’opposé, c’est le drame de ces adolescents qui donnent dans la violence car peut-être, ils ont eu le sentiment à tort ou à raison de n’avoir jamais été aimé, de n’avoir jamais compté pour personne. On ne peut pour s’affirmer que d’essayer de se faire remarquer notamment par la violence.

La parole : en tant que communication
Quand je dis qu’il n’y a rien de plus efficace que la parole, c’est parce que c’est la parole qui nous entretient comme sujet, la parole en tant que communication. Ce n’est pas simplement les discours. C’est elle qui nous entretient comme sujet. D’ailleurs, c’est d’elle aussi que nous naissons d’une certaine manière puisque, chacun le sait bien, et pas seulement les femmes, les messieurs aussi, même si nous n’avons pas la même expérience bien entendu, on sait bien que ça parle dès le ventre maternel. Et que si, un jour, le petit d’homme et de femme peut parler de manière sensée, c’est dans la mesure où dès sa petite enfance et dès le ventre maternel, il aura été l’objet d’une parole, d’une attention qui va se manifester dès la naissance par des guiliguilis, les are.. are, les pipis, cacas, popos qui sont très importants pour établir la relation. Chacun sait cela.

La parole : entre les mots
Finalement, voyez-vous, la vie humaine tient au fil de la parole. Je ne veux pas aller trop vite du côté du sacrement, mais la parole, c’est vraiment le pain, le pain substantiel, le pain hyper substantiel qui nous tient dans la vie comme sujets humains, comme êtres humains, comme personnes humaines. J’emploie le mot « sujet » parce qu’il est plus neutre que le mot « personne » mais ce mot serait ici parfaitement adapté. J’ajoute une dernière chose à propos de cette parole. Je viens d’en parler sous l’angle surtout verbal mais tout à l’heure je vous le suggérai, la parole la plupart du temps n’est pas dans les mots, elle est entre les mots. Elle va être dans les blancs, elle va être dans les reprises, dans les soupirs, dans les lapsus : « tu l’as dit - ça m’a échappé.. ! ». Cette parole affleure parfois dans le discours lui-même : « Tu sais, tu compte beaucoup pour moi ! - Tu sais, moi je t’aime ..ou moi, je te fais confiance », choses qui vous changent la vie parce qu’il suffit de trois rien de parole (Raymond Devos nous a tous appris que rien plus rien plus rien égale rien, mais que rien multiplié par rien, multiplié par rien égale trois fois rien mais que trois fois rien, ce n’est pas rien), donc avec trois fois rien de communication, de sourire, de reconnaissance ou au contraire trois fois rien de poings levés, de regards haineux, de haussements d’épaule, de ton de voix : « Ah ! c’est bien ça ! » Vous connaissez la pièce de Nathalie Sarraute : « Pour un oui, pour un non », toute la pièce sur : « il m’a dit ça sur un certain ton ! » cette parole qui nous tient dans la vie peut se formuler de manière explicite à travers le « je t’aime », « j’ai confiance en toi », « je te pardonne » « tu as du prix pour moi », « je compte sur toi »…toutes ces choses-là qui peuvent vous changer la vie en positif ou qui, en négatif, vous créer des blessures symboliques qui ne cicatrisent jamais.

La parole : demande de reconnaissance
Tout cela affleure parfois dans le discours lui-même mais la plupart du temps, évidemment, cela n’affleure pas parce que le discours serait saturé et la saturation, c’est l’impossibilité de vivre. Je ne suis pas entrain de vous demander, s’il vous plait : « aimez-moi ». Pourtant, c’est-ce que j’essaie. Ma parole, elle est là, d’une certaine manière.. demande de reconnaissance. Nous sommes tous ainsi fait. Donc, la plupart du temps, la parole est dans les non-dits. Elle va être dans les gestes, dans les mimiques, dans les intonations, etc. Donc, on peut observer des degrés divers, si vous voulez. Si je prends la parole d’amour ou la parole de pardon ou la parole de confiance, vous avez les mots qui sont très importants, parfois il faut le dire, si on ne dit jamais verbalement que l’on s’aime, cela risque de devenir une illusion. Donc il faut les mots, mais il faut aussi les gestes. Il ne suffit pas de dire « je t’aime ». C’est dans le quotidien des jours que la parole va se manifester. Finalement ça va être dans l’ordre du corps, c’est le corps livré. Dans le mariage, au niveau de l’amour, dans le martyre au niveau du don de soi, noble cause pour ceci, pour cela, dans le témoignage qui peut aller jusqu’au martyre, le corps-livré : la voilà la parole. La parole du père ou de la mère de famille qui passe son temps à partager sa vie pour ses enfants ou ses petits- enfants pour qu’ils puissent grandir. Voilà où elle est la parole d’amour ; ils n’ont pas besoin de le dire tous les jours ! Ce serait insupportable. Mais c’est le corps, ici, qui devient le lieu de la parole.

La parole : présence dans les Ecritures
Je quitte le terrain de la réflexion anthropologique un peu philosophique, pour rappeler que le premier tabernacle de la parole de Dieu et de la présence de Dieu, pour les Pères de l’Eglise, par exemple, était les Ecritures. Il y a deux formules que je peux citer, une de Saint-Augustin et une de Saint-Jérôme. Saint-Augustin : « Un sacrement, c’est-à-dire n’importe quelle parole des cinq lettres » Pourquoi ? Parce que, pour Augustin, n’importe quel mot des Ecritures était à la fois signe révélateur du dessein de salut de Dieu et en même temps portait jusqu’à nous, si on l’accueillait dans la foi, ce dessein de salut.
Pour Saint-Jérôme, c’était : « Autant de mots dans la Bible, autant de sacrements ou de mystères ».Tous les Pères de l’Eglise aussi bien grecs ou syriaques que latins auraient pu, je crois, signer ce genre de phrases. Tous faisaient leur cette idée que n’importe dans quelle page de l’écriture, n’importe quel mot même éventuellement quand on allait jusqu’au bout, n’importe quelle lettre,( pourquoi la Bible commence par un beth, pourquoi le beth est ouvert sur la suite,) il y a du mystère. Il y a de quoi méditer pour eux.
Tout dans les Ecritures est susceptible d’être signe porteur du dessein de salut de Dieu et donc porte ce salut jusqu’à nous si nous savons l’accueillir.

Le premier temple de la Parole de Dieu et de la Présence de Dieu, pour les Pères de l’Eglise, est bien les Ecritures. C’est la raison pour laquelle Vatican II a pu écrire cette formule que vous connaissez peut-être qui est très belle, dans la Constitution sur la révélation divine : « Dei Verbum », N°21 . L’Eglise a toujours vénéré les divines écritures comme elle l’a toujours fait pour le Corps même du Seigneur, elle qui ne cesse surtout dans la sainte liturgie de prendre le Pain de Vie sur la table aussi bien de la Parole de Dieu que du Corps du Christ pour l’offrir aux fidèles .C’est admirable. L’Eglise a toujours vénéré les Ecritures, l’encens, les luminaires et les enluminures notamment les décorations de l’évangéliaire et la manière de le porter et le chant de « l’alleluia », etc. L’Eglise a toujours vénéré, et ce toujours ici n’est pas usurpé, les divines écritures comme elle l’a toujours fait aussi pour le Corps même du Seigneur. Dans un premier temps, on met les deux sur le même pied . On fait sentir une petite différence, et il le faut bien, pour le Corps même du Seigneur ..Il y aura d’autres textes où l’on insistera sur la particularité de l’Eucharistie. Mais dans un premier temps, et je crois que c’est ainsi qu’il faut commencer, à tous égards, non seulement sur le plan théologique mais aussi sur le plan spirituel . C’est commencer par comprendre que les Ecritures sont à vénérer elles-aussi, parce qu’elles sont le premier temple sacramentel, le premier tabernacle de la ¨Parole de Dieu et de sa Présence.

Je veux donc rappeler combien l’Eglise accorde d’importance aux Ecritures comme médiation de la Présence comme de la Parole de Dieu. Dans cette perspective, qu’est-ce que l’Eucharistie ? C’est cette Parole qui va se déployer sous un mode particulier. L’Eucharistie est sacrement sur un plan général, non pas simplement sous le mode verbal. Jésus a énoncé des paraboles sous le mode verbal qui sont lourdes de propositions de salut que nous recevons le dimanche comme telles, parfois comme un choc extraordinaire . On se dit, si Dieu est comme Jésus le dit, alors oui, c’est vrai, ! Comme le disaient des jeunes que je recevais pour le mariage après que leur avoir parlé de l’Evangile, je les revois encore me dire : « Eh bien, si c’est comme ça, oui… ! » Il y a donc un mode verbal de la Parole, mais il y a aussi le mode caractérisé par les attitudes, les gestes et les miracles de Jésus qui sont comme une parole incorporée, qui sont aussi des modalités de l’annonce de la Parole.

L’Eucharistie dans le Corps-livré
Et puis il y a l’Eucharistie du soir de la Cène, avec la formule du Corps-Livré qui, précisément va être livré le lendemain sur la croix. Alors finalement, elle est où la Parole de Dieu ? Elle est là dans ce Corps-Livré qui est l’expression ultime de ce que Dieu veut pour nous, qui en est l’expression que je vais qualifier doublement pour faire ressortir l’originalité de l’Eucharistie, qui en est l’expression indépassable et radicale. Radicale d’abord parce que c’est l’expression jusqu’à la mort, jusqu’au don de soi, jusqu’au martyr et l’expression indépassable dans la mesure où la Parole ne fait qu’un avec Lui . Il est lui-même la Parole de Dieu.
Il me semble qu’ on peut comprendre l’Eucharistie dans cette perspective comme une sorte de cristallisation de la Parole, un peu comme je disais que nos paroles verbales viennent se cristalliser dans le corps,
et que finalement l’ultime parole d’amour, de salut, de confiance, que nous faisons à ceux que nous aimons, nos enfants, à nos parents, à nos conjoints, à tel ou tel groupe, cette ultime parole se vérifie. Elle se fait vraie dans la vie que nous donnons pour elle, dans le corps que nous donnons pour elle. Il me semble que penser l’Eucharistie ainsi, penser le corps comme le point de cristallisation et d’aboutissement de cette dynamique de la Parole de Dieu, comme parole d’amour, parole de confiance, parole de salut, parole qui continue de croire en nous, même si nous, nous avions perdu foi en nous puisque parole qui pardonne 77 fois cette fois, il me semble que comprendre l’Eucharistie dans cette perspective-là est quelque chose qui donne un sens particulièrement fort à ce mystère que nous célébrons.

2. L’Eucharistie : une mémoire

Si je regarde la prière eucharistique, je vais dire que c’est une voix, pas autre chose que ça. « Faisant ici mémoire » ! Une mémoire du passé : c’est la première partie . En action de grâce : « Oui, nous te rendons grâce car… » et une mémoire d’avenir : « Et maintenant nous te supplions… » en supplication eschatologique. Toute prière eucharistique se termine par cette perspective, cette demande : « Nous aussi avec la vierge Marie et tous les saints, fais que nous ayons part à la vie éternelle. » Cela me parle beaucoup depuis quelques années.

Une mémoire du passé
L’Eucharistie est une mémoire, « vous ferez cela en mémoire de moi. »
Avant d’être une présence, c’est une mémoire. Je ne dis pas ça pour diminuer la présence. Simplement pour situer les choses à leur place, avant d’être une présence, elle est une mémoire. La preuve est qu’après le récit de l’institution « vous ferez cela en mémoire de moi », nous ne chantons pas, nous ne chantons plus : « Ave verum corpus natum… » pourtant admirable ou « Adorote devote.. » pourtant très beau aussi mais nous chantons : « Nous proclamons ta mort, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire. »

A cela il faut tenir. Je le dis parce que l’autre jour j’ai protesté légèrement, dans un groupe que je connais bien par ailleurs, - ils avaient une anamnèse très « olé olé »- mais surtout le dernier vers était : « nous t’adorons ». J’ai dit : « je n’ai rien contre l’adoration, bien au contraire, mais là vous êtes à côté de la tradition. La tradition, c’est moi, ce n’est pas vous. » On reviendra là-dessus . En tout cas, je ne dis pas cela pour minimiser en quoi que ce soit l’importance de la présence de Jésus dans l’Eucharistie, je n’en ai pas envie. Mais c’est pour la situer dans le sillage de la mémoire et pas en amont. En aval de la mémoire.
Parce que c’est la mémoire qui est la catégorie centrale, à condition de se rappeler que, - un certain nombre d’entre vous ont lu par exemple, Jean-Baptiste Metz, et notamment ce fameux chapitre sur la « Mémoire dangereuse »-. Ce théologien allemand développe cette idée qu’il y a une mémoire morte et une mémoire vive. Cela n’a rien à voir avec l’informatique.
Une mémoire est morte lorsqu’elle enjolive le passé, lorsqu’elle l’idéalise comme le bon vieux temps où tout allait tellement mieux, ou nous étions jeunes et beaux ! Cette mémoire-là, évidemment, est une mémoire régressive, maternante, aliénante. Elle ne fait qu’idéaliser le passé. Elle ne nous mobilise aucunement pour le présent et l’avenir, bien au contraire !
C’est « une mémoire à laquelle on a volé son avenir ».
La mémoire est vive lorsque, du passé, elle se souvient aussi des souffrances, des luttes qu’il a fallu entreprendre pour se sortir de là. Finalement, une mémoire vive est celle qui dit : « Plus jamais ça ! » Tous les immigrés comprennent tout de suite ce que cela peut bien vouloir dire. Si nous maintenons si fort la mémoire d’Auschwitz c’est pour qu’il n’y ait plus jamais ça . Et puis, toutes les autre mémoires. La mémoire est vive lorsqu’au lieu d’idéaliser le passé, elle se souvient des souffrances, des luttes qu’il a fallu entreprendre pour s’en sortir. A ce moment-là, elle mobilise nos énergies pour le présent et donc du coup, elle ouvre un avenir.
Telle est la mémoire chrétienne théologiquement. Je ne dis pas qu’elle est vécu ainsi nécessairement par tous les chrétiens et par moi-même « Mémoria passionis et mortis Jesu Chrsti ».à condition de mettre derrière la passion du Christ et derrière sa mort tout ce que nous appelons l’Ancien Testament. La mort de Jésus n’est pas advenue par hasard à un moment donné. Elle est au confluent de toute une révélation biblique à travers l’histoire d’Israël. L’histoire d’Israël donne à cette mémoire de l’épaisseur historique précisément sans laquelle la mort de Jésus risque d’être transformée pour nous en une espèce de mythe historique de rédemption qui n’a plus prise sur notre histoire. Il est tout à fait important de comprendre la Pâque du Christ dans le sillage de la grande Pâque du premier exode et du second exode, le retour d’exil.

Faire comprendre que la mémoire de la mort et de la résurrection du Christ, c’est la mémoire d’une libération, donc d’un salut, d’une rédemption dit-on aussi dans un certain sens qui peut-être d’ailleurs très beau dans la mesure où on se souvient qu’ à travers ce vocabulaire de la rédemption, il s’agit finalement de se donner soi-même, de se livrer pour que d’autres qui ont été captifs puissent être libérés, pour qu’il y ait quelque chose de très beau derrière tout ça. La mémoire chrétienne est porteuse de tout ce poids de passé.
Je dis parfois à mes paroissiens : pourquoi sommes nous-là ce dimanche ? On est là pour des tas de raisons, mais je voudrais que vous vous rappeliez, mes chers frères et sœurs chrétiens, que nous sommes-là pour tenir vivante la mémoire de ce pourquoi Jésus a donné sa vie et de ce pourquoi Dieu l’a ressuscité d’entre les morts. Nous sommes-là pour tenir en éveil la mémoire de tout cela. Je n’ai rien contre la piété, nous en avons besoin, surtout par les temps qui courent. Fondamentalement, on est là comme témoin, chargé de tenir vivant au cœur de ce monde où ça va trop mal, la mémoire de ce pour quoi Dieu lui-même en l’homme-Jésus a donné sa vie et de ce pour quoi Dieu l’a ressuscité d’entre les morts
Je trouve que se rassembler pour l’Eucharistie dominicale, pour être là, humbles témoins, pas meilleurs ni pires que d’autres mais en même temps fiers de cette mémoire, disant qu’il ne faut pas que cela se perde. Il faut le tenir vivant comme un flambeau au cœur de ce monde. Nous avons mille raisons de devoir le tenir aujourd’hui plus que jamais. Se rassembler pour cette mémoire-là , alors oui, mille fois oui.

Telle est l’Eucharistie : mémoire. « Faisant ici mémoire de la mort et de la résurrection de ton Fils, nous t’offrons… » Nous savons que cette mémoire n’est pas seulement la mémoire du passé, la mort, mais c’est une mémoire au présent, la résurrection, et mémoire d’avenir, « « nous attendons ta venue dans la gloire. ».
Les chrétiens, de toute façon, ne font jamais rien comme tout le monde. Ils commencent par la fin : le début, leur année liturgique et leur mémoire est une mémoire du futur ! On comprend ce que veut dire une mémoire du futur quand on comprend ce qu’est la mémoire vive.

3. L’Eucharistie : une présence

Une présence, mais dans du pain et du vin. Ceci m’amène à rappeler ce que je mets sous le concept de présence et sous le concept de pain et de vin.

Le concept de présence
Le concept de présence : j’emploie le mot concept parce qu’il faut le prendre comme tel, pas simplement comme notion mais bien comme concept, qui était peu utilisé d’ailleurs, même au Moyen-âge. Saint-Thomas ne parle pratiquement jamais, ni Saint-Bonnaventure au XIII° siècle, de la présence du Christ , « presentia ». Si, ils connaissent le mot , mais ce mot n’est pas utilisé. C’est un mot qui nous vient beaucoup plus de la phénoménologie. Eux disent : « Le Christ est dans l’Eucharistie ou Il existe dans l’Eucharistie. » C’est exactement aussi le vocabulaire du Concile de Trente. Nous, nous avons le mot de présence. C’est un très beau mot, mais c’est un terme qui nous vient, non pas, du monde, de l’univers, de la cosmologie. Il vient de l’anthropologie.
Je ne vais pas dire que la table m’est présente, sauf si je l’anthropomorphise. « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? ». Mais la présence est un concept qui vaut pour nous, les humains. Or, la présence va de paire avec l’absence. Quand je dis cela, ce n’est pas pour minimiser la présence. C’est tout simplement le fait : je ne suis présent à autrui que dans la mesure où, en même temps, j’ai le sentiment qu’il conserve un jardin, irréductiblement son propre jardin secret. Je ne suis présent à moi-même que dans la mesure où j’ éprouve le sentiment que je suis pour moi-même un mystère. Qui dit présence dit retrait. Je me répète : c’est pour minimiser la présence, c’est pour la qualifier pour ce qu’elle est : présence humaine, et pas simplement existence d’une chose.
Tout le monde connaît des exemples. Tout à l’heure, j’étais dans le métro Etais-je présent là où on était un peu serré ? Etais-je présent là où on l’était moins. Avant, j’étais présent déjà à vous. Tout le monde comprend que la présence n’est pas simplement le fait d’exister. Donc la présence du Christ dans l’Eucharistie n’est pas une chose comme la table . C’est de l’ordre de la relation. Ce n’est même pas comme le recto et le verso, ce n’est pas dialectique. La présence n’existe qu’ouverte par l’absence sinon elle n’est pas présence. Sur le plan humain, c’est ainsi. Ca, c’est le concept de présence.

Le concept de pain et de vin
En ce qui concerne le pain ou le vin , il faut toujours se rappeler que la présence du Christ se donne, non pas dans du bois, mais dans du pain. Le pain, c’est de la nourriture fabriquée par l’homme.
Il est impossible de réduire l’essence même du pain, sa nature, à ses composantes physico-chimiques. Il appartient au pain d’être fait pour le partage, cela appartient à son essence de pain. Le pain, pour pouvoir être entendu un peu comme l’hébreu….je crois que c’est toute forme de nourriture, la nourriture de base, et donc ce qui est pour le partage. Je ne peux pas développer cela ici, mais ça me paraît très important de comprendre que le pain est par essence même fait pour le partage et la convivialité.
Il peut arriver que je « bouffe » moi aussi un sandwich, dans ma voiture en regardant ma montre. Cela est accidentel, cela ne fait que mieux mettre en relief le fait que normalement, ce que je bouffe est fait pour être partagé et donner lieu à une convivialité. En d’autres termes, le pain nourriture, quand on le prend simplement sur un plan philosophique, est médiation d’entretien pas simplement de vie biologique mais aussi d’entretien de vie symbolique, de partage entre nous .
Alors, je conserve ces deux concepts : présence, qui dit présence dit quelque part absence, retrait, en tout cas, pas chose disponible sur laquelle je peux mettre la main. Sinon, c’est la destruction, vous détruisez l’autre. Les gens qui sont trop collants, c’est dramatique, ils ne laissent pas d’espace. On ne peut plus exister. Il n’y a plus de présence.
Par ailleurs, le concept de pain qui n’est pas simplement une chose physico-chimique auquel il est essentiel d’être destiné au partage.

A partir de là, je voudrais rappeler que la présence du Christ dans l’Eucharistie, est une présence spirituelle, une présence dans l’Esprit. Spirituel, ici, ne s’oppose pas à matériel. Il s’oppose, comme chez St-Paul, à charnel. Ne comprenons pas cette présence comme une espèce de chose sur laquelle nous aurions prise et que nous pourrions utiliser d’une manière ou d’une autre. Apprenons à comprendre les choses spirituelles selon l’Esprit-Saint. Si je la qualifie de spirituelle, ce n’est pas par opposition à la possibilité pour elle de se donner dans une réalité matérielle, mais c’est par opposition à charnelle, et c’est évidemment en référence à ce qu’on appelle l’ épiclèse. La présence du Christ est réalisée par le Saint-Esprit moyennant la reprise des paroles du Christ mais c’est le Saint-Esprit qui fait la présence du Christ dans l’Eucharistie. Il ne faut jamais oublier cela.

Dans cette perspective, on peut peut-être résumer mon affaire de la présence du Christ dans l’Eucharistie en regardant ce qui se passe après le Notre-Père au cours de la messe . Vous avez trois gestes qui se succèdent : le geste de paix, le premier, ensuite la fraction du pain que fait le prêtre, et en troisième geste, la démarche de communion. Chacun de ces trois gestes nous tourne vers Dieu, vers le Christ, vers autrui, mais il ne le fait pas au même degré. Je distingue autrui et le Christ lui-même. Le geste de paix nous tourne d’abord vers autrui, mais si nous nous tournons vers autrui c’est dans la charité du Christ. Mais ce n’est pas : « maintenant mes frères, nous nous donnons un signe d’amitié ». Je n’ai rien contre les signes d’amitié mais je ne vois pas pourquoi je donnerai un signe d’amitié à quelqu’un, à côté de moi, sans doute sympathique mais que je ne connais pas . En revanche, je veux bien lui donner, au nom du Christ, la paix.

Si je prends le troisième geste (je viendrai au deuxième après) , il me tourne d’abord vers le Christ. C’est cela la communion. Dans la communion, je ne reçois pas les autres, je ne reçois pas l’Eglise, je reçois le Christ, le Christ ressuscité marqué des plaies de sa mort. En revanche, je ne peux pas prétendre communier en vérité au Christ ressuscité dans l’Eucharistie si je ne suis pas en communion avec les autres comme l’indique le geste de paix précisément. Entre les deux, la fraction du pain tient les deux dimensions du rapport au Christ et du rapport à autrui pratiquement au même niveau, dans la mesure où ce qui est partagé , c’est le pain devenu corps du Christ, mais où ce corps du Christ n’est advenu que pour être partagé à travers du pain et réaliser la communion de tous.
Au bout du compte, vous voyez que je ne peux pas comprendre la présence du Christ sans la penser dans la perspective de l’ensemble de l’Eglise . C’est là que St-Augustin a cette formule que beaucoup d’entre vous connaissent par cœur et nous pourrions presque la mettre en musique ensemble, dans ce fameux sermon 229, où il s’adresse aux néophytes qu’il vient de baptiser et auxquels il a donné l’Eucharistie, -je ne parle pas de la confirmation qui était incluse dans le baptême,- et où il leur rappelle : « Quand vous êtes rentrés au catéchuménat, rappelez-vous que vous avez été comme engrangés. Tout au long du catéchuménat, vous avez été moulus par les jeûnes, les exorcismes, etc.. Ensuite vous êtes venus à la Fontaine Baptismale pour y être imbibés d’eau et devenir une seule pâte. Vous avez alors été passés à la cuisson du feu du Saint-Esprit et vous êtes devenus le Pain du Seigneur. » C’est-là qu’il a la formule fameuse : « Soyez donc ce que vous voyez. Recevez ce que vous êtes. » Soyez écclésialement ce corps du Christ que vous voyez eucharistiquement et recevez eucharistiquement ce corps du Christ que vous êtes ecclésialement . Soyez ce que vous voyez, recevez ce que vous êtes.. »

Autour de ces notions qui me paraissent vraiment capitales, notion de parole , comprendre l’Eucharistie dans le sillage de la Parole de Dieu, la notion de mémoire et puis la Présence a bien comprendre, (j’espère que vous avez compris que je ne minimisais pas l’importance de la présence, bien au contraire ) mais je la situe comme il se doit dans la logique même de la célébration, comme présence spirituelle et comme présence qui n’est jamais déliable de la Communauté ecclésiale pour laquelle elle est donnée.